Y a-t-il dans votre goût pour le théâtre une scène fondatrice ?
Non, rien de cet ordre-là. Je ne suis pas fan des « scènes fondatrices ». Je trouve que l’art et le théâtre sont des choses qui bougent tout le temps. Je ne voudrais pas m’arcbouter sur une scène originelle, qui serait « l’explication de tout », qui serait chez moi « la raison » pour laquelle je suis devenu artiste et pour laquelle je fais du théâtre. Il n’y a pas de « résumé » … Ce qui est quand même « fondateur » chez moi, c’est au départ le désir de devenir comédien. C’est un désir mystérieux, presque secret. Il trouve son origine dans le cinéma, dans des acteurs que je regardais à la télé lorsque j’étais enfant. [Souvent, il s’agissait de comédiens assez laids d’ailleurs, pas des jeunes premiers, mais évidemment je les trouvais… et ils étaient merveilleux. Devenir comédien, c’est un désir que j’ai mis des années à réaliser. Je ne pensais pas pouvoir le réaliser un jour d’ailleurs. C’est venu un peu par hasard, par la « force des choses », après avoir d’abord été metteur en scène, puis enseignant à l’université, c’est d’ailleurs un parcours que l’on fait généralement à l’envers…] Pas de scène fondatrice donc, mais quelques « maîtres ». Au XXème siècle, ces maîtres, dont certains sont toujours en activité, s’appelaient Claude Régy, Peter Brook, Anatoli Vassiliev, Giorgio Strehler. Aujourd’hui, ce sont les grandes signatures européennes, et je ne peux pas m’empêcher de les signaler (je vais en oublier…) et inviter les personnes passionnées par le théâtre d’aller les découvrir : Ivo Van Hove, Krzysztof Warlikowski, Christoph Marthaler, Frank Castorf, Thomas Ostermeier, Angelica Liddell, Rodrigo Garcia, Katie Mitchell, Krystian Lupa, Roméo Castellucci, Jan Lauwers, Jan Fabre ; en France, ce sont Séverine Chavrier, Julien Gosselin, Vincent Macaigne, Gisèle Vienne… Ce sont tous de grands artistes…
Metteur en scène, enseignant, dramaturge, critique d’art, comédien… comment interagissent ces différentes facettes de votre astre théâtral ?
C’est une « banalité » de dire que toutes ces fonctions sont liées les unes aux autres, pour reprendre votre image, ce sont les différentes facettes d’une même sphère… Le point commun entre toutes ces fonctions, du « même métier », c’est la recherche et la transmission qui sont mes deux passions. Plusieurs de mes étudiants à Besançon ou à Dijon ignorent ce que je fais au théâtre, ça ne les interroge pas… De l’autre côté, certaines personnes ne savent pas que j’enseigne ou bien que j’écris des critiques d’art ou de théâtre. Mais c’est le même désir, un peu « totalisant », j’en conviens. Dans mon travail de critique, par exemple, il y a le désir « d’expliquer » à mes lecteurs comment un spectacle est « fait », c’est très éloigné du désir de dire : « c’est bien » ou « ce n’est pas bien », « ça m’a plu » ou « ça ne m’a pas plu » (d’ailleurs je n’écris que lorsque ça m’a plu), non c’est un désir de démonter la machinerie théâtrale, si vous voulez, de démystifier le travail du « créateur ». Mon désir est de dire que le travail d’un artiste n’est pas un travail « mystérieux » : « il n’y a pas de secret », on peut démonter la « machine », on peut la transmettre et on peut la partager. En fait, ça part d’un souhait de démocratiser la pratique théâtrale… Peut-être que tout ce que je fais : créer, enseigner, critiquer…, trouve son origine dans ce désir-là…
Vous questionnez dans vos spectacles l’art et ses enjeux, les liens entre art contemporain et les spectateurs. Pourriez-vous dire ce que représente l’art pour vous ?
Il faudrait une vie entière pour répondre à cette question vertigineuse…. Je ne peux qu’inciter le public à venir voir I need art , un spectacle qui durera entre deux ou huit heures selon les desiderata des spectateurs… [En ce moment, je me dispute avec un ami sur cette question : qu’est-ce que l’art et à quoi il sert… Et nous ne sommes pas du tout d’accord. Nos positions sont même diamétralement opposées. Je rêve d’organiser un débat contradictoire - public - avec lui qui pourrait ensuite s’élargir avec l’auditoire... Il travaille sur une scène nationale de la région... Relativement à cette question, nous sommes opposés sur presque tout. Cette dichotomie provient certainement du fait que je suis un artiste et qu’il n’en est pas un… C’est comme si on pouvait avoir, au sujet de la même question, un point de vue diamétralement opposé lorsque l’on est « à l’intérieur » ou « à l’extérieur » et que ces deux positions sont absolument irréconciliables…] Qu’est-ce que c’est que cette pratique (qu’on dit « essentielle », j’interroge ce qualificatif ?) qu’on appelle l’art et qui peut faire qu’on puisse se fâcher à mort (ou à vie, si vous voulez) avec des amis ? Qu’est-ce que c’est que cette chose qui divise les familles ? C’est comme dans La Mouette de Tchekhov, les deux clans de la même famille sont absolument opposés sur cette question et se déchirent à mort ! Qu’est-ce que l’art ? … C’est une question ouverte. C’est une interrogation qui est toujours à la recherche de sa propre définition. L’art que je trouve le plus passionnant aujourd’hui est justement celui qui cherche à se définir (autrement dit, qui cherche à définir l’art) en même temps qu’il se pratique. Et cette définition ne sera jamais atteinte et ne pourra jamais l’être. C’est pourquoi la pratique de l’art est une pratique à vie…
Intéresser les collégiens à l’art contemporain peut sembler une entreprise complexe. Vous avez travaillé ce sujet avec les collégiens. Quelle est la recette qui fait de cette rencontre une réussite ?
Il n’y a pas de sujet inabordable avec qui que ce soit. On peut parler de tous les sujets, importants ou même « complexes », avec tout le monde. Je me souviens du jour de mon arrivée dans ce collège dans une ville de Haute-Saône. Les collégiens étaient en troisième, en préprofessionnalisation, section chaudronnerie. Le proviseur était très défiant à « mon » égard. Un artiste qui entre dans un établissement scolaire… pour une durée de soixante heures ! Il m’avait convoqué parce qu’il pensait que je plaçais la barre trop haut vis-à-vis de « ses » élèves. Volontairement, je lui avais adressé, à lui et à toute l’équipe pédagogique de l’établissement - parce que je ne voulais prendre personne « par surprise » -, le programme de ma première séance. Lors d’une réunion, il avait tenu à me mettre en garde et il m’invitait à me montrer moins ambitieux vis-à-vis de mon programme. En présence de toute l’équipe pédagogique, il était convaincu que « ses » élèves n’y « arriveraient » pas. Devant lui, je me suis évidemment inscrit en faux contre ça. Je m’étais préparé… Je pense que les collégiens, les enfants, à partir du moment où le langage est acquis en fait, peuvent avoir un point de vue sur tous les sujets, et qu’il n’y a pas de sujets tabous. Avec des élèves de collège, on peut parler de l’art contemporain et de l’art en général, qui sont des sujets importants, comme on peut parler de la mort et de la religion. On peut en parler et on peut les faire parler sur ces sujets. C’est aussi une question de respect vis-à-vis d’eux. La recette ? C’est de les impliquer le plus possible : il faut qu’ils soient immédiatement dans l’action… Je les ai immédiatement plongés dans le « faire », comme je les aurais invités à sauter dans une piscine pour qu’ils apprennent à nager… À la fin de cet atelier, tous les élèves et tous les profs, même ceux qui étaient les plus réservés au départ, m’ont remercié. Les élèves étaient très fiers, moi de même, de ce qu’ils avaient produit…
Pourquoi avoir choisi d’associer un DJ à la création du spectacle
« I need art » ?
Il y a deux réponses à cette question, une sérieuse et une distrayante. La réponse sérieuse, je l’emprunte à Nicolas Bourriaud, qui est ex-directeur du Palais de Tokyo à Paris. Il a écrit une série de livres parmi les plus importants sur l’art contemporain, le dernier s’intitule : « Inclusions, Esthétique du capitalocène » … Déjà tout un programme vous voyez ! J’invite tous ceux qui le souhaitent à lire tous ses livres (il y en a une dizaine). Dans l’un d’entre eux, il établit une comparaison entre la pratique de l’artiste contemporain et celle du DJ. Selon lui, on pourrait employer le même vocabulaire pour les deux : la pratique du remix, du stretching, du sampler, etc. Quant à la réponse « distrayante », elle est toute simple. Je veux que mon spectacle I need art sur l’art contemporain, qui traite d’un sujet a priori sérieux et qui est soi-disant réservé à une petite catégorie de personnes, soit accessible à tous, et c’est pourquoi j’ai invité un DJ, en la personne de Léon Jodry. Autrement dit, je veux que mon spectacle soit une occasion de « faire la fête ». La fête de l’art contemporain ou la fête à l’art contemporain, comme on veut… D’où la présence d’un DJ… Alors, vous venez faire la « teuf » avec nous ?